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Entrevue avec Jeanne Leblanc

Mardi, 25 février 2020

Second long métrage de Jeanne Leblanc, Les nôtres (informations et bande annonce) vous sera présenté demain soir au Cinéma Impérial en ouverture de la 38e édition des Rendez-vous Québec Cinéma. C'est un film sensible, traité avec délicatesse d'un sujet complexe, qui nous concerne tous, et qui a été porté par un trio de femmes depuis plusieurs années. Nous avons rencontré la cinéaste et d'emblée lui avons demandé de nous faire la genèse du film. « C’est une très longue histoire, dit-elle. C’est très étrange comme genèse. J’ai rencontré Marianne [Farley] sur un plateau de tournage. On s’est très bien entendues. Et on est deux femmes assez engagées dans la vie. En général, nous n’avons pas vraiment froid aux yeux. On trouvait, et on trouve toujours, qu’il y a tout un lot de sujets difficiles qui sont très mal amenés, soit trop romancés, soit qui nous dérangent dans cette façon que l’on a parfois de ne pas oser aller au bout de leur idée. Ça part comme ça notre rencontre. On en vient à se dire que l’on a les mêmes centres d’intérêts, les mêmes réflexions sociales. Elle me parle ensuite de Judith Baribeau et elle lance l’idée que nous nous rencontrions pour faire une équipe et faire quelque chose ensemble. Ça, c’était il y a onze ans. Par la suite, Marianne me parle de l’une de ses amies qui travaille dans un centre pour personnes handicapées où il y a beaucoup de cas d’agressions non dénoncées. Donc sujet très difficile. On a essayé, Judith et moi, d’écrire sur le sujet, mais nous nous sommes butées à quelque chose de beaucoup plus grand que nous. C’est immense comme sujet. Si un jour quelqu’un voulait raconter ces histoires-là, je lui serais éternellement reconnaissante. C’est une boîte de Pandore. Judith et moins nous étions réellement dépassées par tant de souffrance. Plus on lisait, plus on en découvrait… or, ce genre de sujet, tu dois lui faire honneur. Donc, ça en reste là, Judith et moi on arrête d’écrire. Mais on reste avec l’impression d’inachevé. Plus tard, on s’est demandé : qu’est-ce qui nous intéresse ? Et cette question, n’importe quel cinéaste finit toujours par se la poser. Qu’est-ce qui nous intéresse ? Qu’est-ce que tu veux dire ? Quel est le thème qui t’as le plus happé ? Nous sommes revenues à l’essence, et cela tournait beaucoup autour de l’impunité. L’impunité en toute chose. Nous sommes parties de cette idée et nous nous sommes mises à rêver de ces personnages. Donc, une longue boucle, un long processus, pour s’apercevoir que finalement, pour traiter de « grands » sujets, on n’a pas forcément besoin d’histoires tentaculaires, mais que l’on peut aussi se concentrer sur quelque chose de beaucoup plus petit, que l’on connaît mieux. »

Un long travail de débroussaillage a été essentiel aux auteures pour écrire une histoire et brosser des portraits entièrement fictionnels, mais tout à fait réalistes. « Évidemment on ne fait pas un film de cette couleur sur le plan social sans avoir un minimum d’informations, sans lire un minimum de témoignages, de statistiques. Et de comprendre les dynamiques, sans démoniser qui que ce soit. Il y a énormément de réflexion là-dedans. Ce qui est difficile c’est de ne pas se laisser biaiser par nos propres jugements moraux et accepter que certaines personnes aient des problèmes, des codes, qui sont propres à leur bagage, à leurs souffrances. Pouvoir se mettre dans la peau de chacun des personnages et essayer de comprendre si ce que l’on écrit se peut, est-ce plausible? Il était très important d’être réaliste dans la capacité émotionnelle de nos personnages. C’est à dire qu’entre onze, douze ou treize ans, ce que l’on perçoit ou conçoit de l’amour, ce que l’on croît en être ou ne pas en être, c’est fucké. À cet âge, on est tellement influençable… Il y a une étude anglaise qui porte sur la notion de consentement chez les jeunes… les résultats sont à se jeter par terre! On leur donne tellement peu la parole que lorsqu’ils en ont la chance, on découvre que leur champ est tellement vaste… Qu’est-ce qu’être apprécié, être vu, être aimé, quel prix on est prêt à payer, consciemment ou non, comment on découvre notre corps… tout ça c’est très complexe. Ce qui me fascine, en littérature comme au cinéma, c’est à quel point on oublie facilement la multidimensionnalité de ce que nous sommes, et qui ne nous plaît pas toujours. Je ne veux pas dire que tous les personnages de Les nôtres sont agréables, car ils ont tous une facette sombre. Mais ils ont tous aussi, je crois, une profonde humanité. C’est assez difficile pour moi d’en parler sans m’emballer et révéler des « punchs », mais pour chacun d’eux, nous avions des exemples. Leurs modes de fonctionnement avaient été documenté et pour chacun d’eux, nous avions des cas de figure concrets. Au moins cinq ou six personnes – publiques ou non – dont je sais l’histoire et le comportement. Et tout ça donne un portrait qui n’est pas agréable. C’est comme se voir dans un miroir sous notre moins bon jour. Pour Judith et moi, si nous allions dans cette direction-là, il était essentiel que nous soyons assises sur suffisamment de connaissances et de bases solides. »

Jeanne Leblanc revient sur le thème de l’impunité, qui est autant le déclencheur que la trame dramatique du film, en rappelant que partout, dans la plupart des familles québécoises, il y a des cas d’abus non dénoncés. « Non seulement ces histoires existent, non seulement elles sont connues, mais on les a totalement banalisé. Le meilleur exemple c’est de s’asseoir dans un café et de regarder les cinquante personnes autour de nous. Est-ce que l’on peut jurer tout le monde est innocent ici? Sûrement non. Mais, je ne pas pour autant dire que Les nôtres est un film facile à porter. Parce qu’il a fallu constamment faire preuve de non-complaisance morale, si je peux dire. Cela aurait été tellement plus simple de trouver un coupable et de le punir. »

Nous voulions absolument aller dans une direction qui n’est pas forcément réconfortante. Ce n’est pas parce que c’est moralement réconfortant que c’est la bonne finale, surtout dans ce genre de circonstances.

Dans le film, la cinéaste pose d’ailleurs d’emblée les règles qui régissent un climat d’ambiguïté et d’apparences qui régissent une communauté tout entière coupable. Ce faisant, à un problème hautement complexe, Les nôtres n’offre pas de coupable, pas de solution facile ni de réponse tranchée. Un choix courageux pour la cinéaste qui ne cache pas son appréhension face aux réactions du public. « Je suis complètement terrorisée, affirme-t-elle. C’est très étrange. Cela fait quelques mois que le film est terminé. Assez pour l’avoir soumis à des festivals, peu nombreux, mais suffisamment pour avoir des échos, tous très positifs. À tous les niveaux cela marchait… mais la fin... la fin! Et là, j’ai « freaké out ». Je me suis demandé si je ne m’étais pas planté en faisant ce choix. Je dois avouer que je recevais les louanges avec le petit pot qui va avec et qui fait toute la différence entre passer ou pas passer. Ça m’a beaucoup questionné. Mais, en même temps que cela me terrorise, je pense que les gens sont prêts à ça. C’est vrai que je vais me faire attendre avec une brique et un fanal par certains, mais j’ai l’impression qu’il y a plus de gens que l’on croît qui sont prêts à ça. Tout simplement parce que la fin que l’on aurait souhaité, c’est celle, statistiquement parlant, qui n’arrive jamais dans la vraie vie. Même si c’est celle que l’on montre le plus souvent au cinéma. Nous voulions absolument aller dans une direction qui n’est pas forcément réconfortante. Ce n’est pas parce que c’est moralement réconfortant que c’est la bonne finale, surtout dans ce genre de circonstances. »

Du côté de la mise en scène, on remarque d'emblée des choix aritistiques affirmés. « Dès le début, j’ai pris le parti de faire un beau film en terme de réalisation, confirme la cinéaste. Habituellement, ce genre de sujet est traité avec des codes plus « graffignants ». On est dans la caméra-épaule, dans une caméra de proximité, des images plus monochromes, des teintes plus sombres, des focales plus longues… Bref, en général, on utilise un autre langage cinématographique. Mais, encore là, je me suis dit que cette façon de filmer ne correspondait peut-être pas à la réalité. Alors, nous avons fait le choix d’avoir une belle image, de travailler la lumière, de favoriser l’esthétique. Je pense que ce choix est troublant, parce que dans bien des esprits, de belles images sur un sujet sombre cela pose un problème. Comme si, dans notre subconscient cela ne fonctionnait plus. »

« Pour les couleurs, on a utilisé une anti palette composée de teintes qui rappellent l’enfance, mais sur lesquelles on vient rajouter une nuance terreuse. Pour les images, on a choisi une caméra stable, et on a beaucoup travaillé les cadres dans le cadre, c’est à dire de multiples couches de cadres qui masquent ou qui voilent toujours quelque chose à l’écran. Il y a beaucoup de photographes qui utilisent cette technique. On a aussi utilisé le zoom très lent dans quelques moments clés, ce qui rappelle un peu le drame des années 1970. Je suis aussi dans l’économie de plan. Je déteste quand il y a trop de plans dans un film. Comme disait David Mamet, pour un plan donné, il ne devrait y avoir qu’une seule position pour la caméra. On s’est donc mis beaucoup de défis pour tourner peu, mais de longs plans… Tout ça s’est construit patiemment, et correspond à notre vision de ce qui apparaît juste et de ce qui correspond à donner un aspect contre-intuitif à un sujet comme celui-ci. »

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